Sah quel déplaisir

    Nuage de Papillons s’ennuie de pied ferme. Il est tout vide, rien ne l’intéresse, aucune pensée ne l’assaille. Il reste figé dans son coin, yeux ambre fixés sur la verdure devant lui, à essayer de ressentir quelque chose. L’apprenti au teint charbon se concentre de toutes ses forces sur les feuilles qui bordent le camp, pupilles réduites à deux fentes. C’est censé être beau la nature, pas vrai ? Alors Nuage de Papillons devrait bien ressentir de l’admiration, ou au moins de la sérénité. En tout cas, c’est ce qu’il espère, tout seul dans son coin, à chasser le vide pour le remplacer par n’importe quel sentiment.

« Petit, tu veux bien bouger ? On a plein de choses à faire si tu t’ennuies, alors ne reste pas assis à rien faire et viens nous aider. »

Le regard jaune perçant du novice se tourne nonchalamment vers un vétéran, qui, de toute sa stature, lui indique de faire comme tout le monde et de travailler. Pendant quelques instants, ses yeux voguent sur le guerrier, imprécis et vagues, avant de retourner à leur contemplation.

« Apprends à respecter tes aînés en les écoutant, un de ces jours. »

Nuage de Papillons lui lance une dernière œillade innocente et enfantine, avant de murmurer une excuse inutile à voix basse. Néanmoins, après que le vétéran soit parti, il ne bouge pas de sa place. Un bâillement lui emporte soudain la mâchoire. Il ne fait pas bon de trop bouger. Il devrait se concentrer sur sa tâche : les feuilles et les fleurs et ce vert qui l’attire tant.

Mais après quelques minutes, il ne ressent toujours rien, et au vu des deux guerriers qui sont venus l’alpaguer à cause de son inactivité, il commence sérieusement à douter de l’efficacité de sa méthode. La queue épaisse et touffue de Nuage de Papillons s’agite doucement à ses côtés, aux aguets.

« Dis-moi, tu ne trouves pas de quoi t’occuper ? Suis-moi si tu t’ennuies, allons faire un tour. »

Ses oreilles se dressent soudainement sur son crâne. Sa tête se décale légèrement, ses yeux viennent rencontrer l’étrange individu qui est venu lui parler ainsi. Franchement, quelle idée de l’embêter dix fois dans la même matinée ; il est levé beaucoup plus tôt que les autres novices mais tout le monde adore venir le gêner quand même, il faudra que ça cesse. Puis, tout à coup, ses pupilles s’arrondissent, et le petit chat noir se redresse.

Le Chef du Clan, Etoile de Sang, se dresse dans toute sa splendeur, noble et fier. Il est le seul à avoir pu lui faire une proposition pareille, tout simplement car les autres sont trop loin pour l’avoir hélé. Et sans avoir eu le temps de peser le pour ou le contre, Nuage de Papillons observe son meneur s’éloigner au loin, vers le tunnel. Il ne laisse soudain pas de place à l’effrayant gouffre sans vie qui a pris possession de son corps ; sa curiosité et son intérêt sont piqués à vif, il veut suivre Etoile de Sang.

Abandonnant les végétaux pour le grand matou effrayant, Nuage de Papillons s’engouffre à son tour dans le tunnel, ses yeux ronds et jaunes, si jaunes, furieusement intéressés par l’extérieur. S’il n’a pas spécialement de mal à le suivre, lui et ses grandes pattes d’adulte, le novice couleur charbon s’inquiète néanmoins de sa capacité d’endurance. Il n’est sûrement pas le plus brillant de sa promo, et ce dans tous les domaines.

Alors qu’il suit, aussi silencieux qu’une pierre, Etoile de Sang à la trace, une question lui vient, et son naturel curieux le pousse à la poser d’une voix monotone et fantomatique :

« Vous- Vous comptez aller où ? N’avez-vous pas des choses de chef à faire ? »

    Nuage de Papillons ne ploie pas sous le regard sanglant du chef. Il continue de traîner sa carcasse jusqu’à atteindre le niveau d’Etoile de Sang, et continue de marcher à ses côtés. Le petit novice regarde autour de lui avec désintérêt. Ce paysage givré, dont les arbres sont couverts de neige, il l’a déjà vu des milliers de fois, et il en est lassé. Ses yeux maussades circulent sur les écorces blanchies et le sol floconneux, et ses pattes de jais s’enfoncent dans la fine couche de poudreuse. Il ne sent pas le froid qui lui lèche les coussinets, ni les picotements que ce givre engendre.

Nuage de Papillons continue de marcher, il pourrait continuer des lunes et des lunes encore. Il écoute d’une oreille distraite son meneur, laissant une partie de son attention aux sifflotements malades des oiseaux. Etoile de Sang doit avoir beaucoup de responsabilités, et certes, comme il le dit, il ne fait pas de guerres à longueur de journée, mais il doit bien avoir des devoirs obligatoires. La tête du petit chat se balance légèrement. Il n’a vraiment pas envie d’être chef. Etoile de Sang doit sûrement mentir, c’est décidé.

« Que penses-tu de ta place dans ce clan ? Te sens-tu intégré, important ? As-tu un objectif et une motivation ? », lui demande soudain le Chef du Clan de l’Obscurité.

Nuage de Papillons hume l’air, incertain. Quelques instants passent, pendant lesquelles l’apprenti se triture les méninges à la recherche de réponses à ces questions. Puis, finalement, il ouvre la gueule, laisse l’air passer entre ses crocs – il devrait définitivement parler plus, le contact frais de l’extérieur contre ses babines est étrange, il aime ça -, et cherche les bons mots.

« Euh… Je ne sais pas, oui, non, le Clan est bien, commença Nuage des Papillons, plus audible qu’avant. Je suis bien en tant qu’apprenti, il faut juste du temps, je pense. »

Il attend un peu, peu sûr de lui, puis rajoute rapidement, parce qu’ils le méritent et que, c’est vrai, ils sont attentionnés et chaleureux avec lui, ce qu’il ne leur rend malheureusement pas :

« Les autres sont gentils. »

Nuage de Papillons fait mine de réfléchir encore une fois, appuie plus fort sur son coussinet lorsqu’il pose sa patte sur le sol givré, et porte un regard plus insistant sur la grande végétation qui les submerge, les engloutit et les dévore.

« C’est- C’est un peu difficile de se trouver important au milieu de tout ce monde, je crois, nuance-t-il, et, plein de guerriers et d’apprentis font des choses extraordinaires, alors forcément je pense que je suis un peu sur la touche. Je ne sais pas, je ne ressens pas trop la différence alors je… j’imagine que je suis à l’écart des fois ? »

Sa queue se balance nerveusement derrière lui, et il prend quelques secondes pour souffler. Etoile de Sang n’a vraiment que ça à faire que de venir poser des questions existentielles à de pauvres apprentis qui n’ont rien demandé ? Enfin, ça ne dérange pas Nuage de Papillons, il s’en fiche un peu. Et le chef n’est pas comme les autres, alors le novice veut bien parler avec lui. De toute façon, il n’a rien de mieux à faire. A part peut-être se faire réprimander par les guerriers et les vétérans qui le voient végéter comme une plante verte.

« Et… Hum, je n’ai pas vraiment de… motivation… ni d’objectif. Je voudrais juste faire quelque chose avant de mourir. Je dois venger quelqu’un. Après je ne sais pas ce que je ferai… Je servirai le clan, oui, bien sûr, mais je ne sais pas… »

La truffe de Nuage de Papillons s’imprègne de l’humidité dans l’air, puis se tourne vers Etoile de Sang, pointant simultanément avec son regard morne.

« Et vous, chef, pourquoi êtes-vous devenu ce que vous êtes aujourd’hui ? »

Il faut bien se l’avouer, si Nuage de Papillons pose des questions, c’est bien sûr par curiosité, mais surtout par politesse. Quel membre de l’Obscurité oserait manquer de respect à son chef ? Personne, et Nuage de Papillons n’échappe pas à la règle. Son regard monotone et impassible vogue sur le paysage qui les entoure au fur et à mesure que les deux chats s’engouffrent sur leur territoire.

« Mmh si je te dis que c'est un concours de circonstances en quelque sorte tu me crois ? », lui répond finalement Etoile de Sang.

Nuage de Papillons incline sa tête sur le côté, confus. Un concours de circonstances, hein ? Une moue est venue se placarder sur son visage de jais. Il n’aime pas cette réponse, elle lui semble un peu creuse, et en même temps remplie de sous-entendus qu’il ne découvrira jamais. Etoile de Sang a dû en voir des choses depuis sa naissance. Il a probablement vécu des événements horribles, lui aussi, jusqu’à avoir vu une opportunité de rédemption et de paix – factice – s’offrir à lui. Ou bien il est tout simplement monté vite parce c’est quelqu’un de fort, songe le petit chat noir. Il ravale son pas comme moi avec amertume.

« Comment est ta relation avec ton mentor ? Je veux dire pour parler sans détour j'ai l'impression que vous ne faites pas grand-chose ensemble. »

Nuage de Papillons a presque envie de ricaner. Mot-clé : presque. Son meneur ne pourrait être plus près de la réalité. Sa relation avec son mentor est… Comment dire ? Déplorable ? Froide ? Vide ? Dénuée d’échanges et de communication ? Franchement, à part ses grands mots sur la loyauté, le respect et la maîtrise de soi, Brume du Crépuscule n’arrive pas à le rendre plus fort. Nuage de Papillons est toujours le même chaton, désespéré, vide et perdu, qui regarde les autres partir à l’assaut alors qu’il reste en retrait, apathique. Rien n’a évolué depuis trois lunes.

« C’est compliqué, se contente-t-il de dire d’une voix morne. J’aimerai ne plus être faible, alors que Brume du Crépuscule souhaite me faire des discours sur les valeurs à adopter jusqu’à la fin de mon entraînement. Je ne suis pas l’apprenti qu’il aimerait avoir. »

Nuage de Papillons ravale un soupir exaspéré. Cette conversation tourne beaucoup trop autour de lui. Mais bon, si Etoile de Sang veut réellement avoir un rapport de ce qu’il se passe dans son Clan, alors qu’il en soit ainsi.

« Il ne comprend pas. Ou c’est moi qui suis trop difficile. Un peu des deux je pense. »

Le petit chat noir secoue vivement la tête. Oui, ça doit sûrement être ça, se dit-il, je lui demanderai un jour, quand j’aurai assez de courage, quand je serai assez fort. Brume du Crépuscule doit sûrement se considérer comme le mentor le plus malchanceux des quatre clans réunis. Devoir s’occuper du fragile, vide, et ridiculement paradoxal Nuage de Papillons semble être une tâche éreintante. C’est comme essayer de forcer un fantôme à rester sur la terre ferme.